mercredi 16 juillet 2014

Les enjeux de la normalisation en Afrique dans le contexte des Accords de partenariat économique : le cas du Cameroun

Quel monde voulons-nous construire avec les accords de partenariat économique ?
Comment être camerounais et se développer dans un rapport du faible au fort ?
Dans un monde qui s’accélère et se complexifie, la norme permet à certains de se protéger et à d’autres de se projeter. Comment faire face à l’importance croissante de l’influence normative ?

Pour répondre à ces questions, mieux que de longs développements il m’a semblé utile de reproduire quelques vérités formulées par les professionnels publics et privés consultés:
  • Il faut considérer l’activité normative comme un investissement : les coûts d’entrée dans le système normatif sont des frais d’établissement, les frais qu’elle occasionne sont des frais commerciaux indispensables et l’ensemble des sommes qui y sont consacrées sont des investissements immatériels, au même titre que la recherche.
  • La norme n’est jamais innocente, c’est d’abord un outil de la compétition.
  • Les normes sont une passerelle entre l’innovation et le marché : celui qui contrôle le point de passage détient une position clé.
  • Dès qu’il y a une innovation, il faut travailler la norme car le pays où le produit final se développera prendra la norme qui existe.
  • Le monde des experts de l’ISO ressemble plus à un univers d’ONG qu’à un réseau inter étatique. Il faut y faire du réseau et y convaincre sur la durée.
  • Dans les cercles normatifs et réglementaires, les relations individuelles sont essentielles. Il faut être reconnu.
  • Les normes génèrent un vrai business. Le processus est simple : inventer une méthode, lui donner un acronyme, la faire valider par une autorité normative,  en vendre la certification, la formation, les livres, les audits…
  • La norme est toujours un pouvoir, tout dépend au service de qui : bureaucratie ou concurrence ?

La guerre des normes en Afrique

       En Afrique, la pauvreté ne s’exprime pas en termes de revenus mais de conditions de vie. La pauvreté est un bouquet de manques composé de ce que DB CONSEILS désigne sous le vocable, les 7 faims. Ils sont constitués des accès suivants :
·         L’accès à une nourriture en qualité et en quantité suffisantes
·         L’accès aux soins de santé
·         L'accès au travail et à la sécurité pour tous
·         L’accès à un toit décent, à l’eau potable
·         L’accès à l’alphabétisation et à l’éducation pour leurs enfants
·         L’accès à un avenir sécurisé et commun pour tous
·         L’accès à un bien être partagé par tous

La question actuelle faisant l’objet de notre attention, au cours de mon intervention ce matin, n'est pas simplement un traité de libre-échange, et ce n'est pas non plus accessoirement un traité de commerce. L’enjeu dans 20 ans, c'est la maîtrise des normes et des standards. Celui qui arrivera à imposer ses standards au reste du monde gagnera les marchés.

Mais avant qu’est-ce que c’est le libre-échange ?

Le libre-échange correspond à une politique économique qui entre dans le domaine du commerce international. Il s'agit de supprimer les restrictions douanières (principalement les taxes) afin de laisser place à la libre circulation des biens et services entre les pays sans intervention des gouvernements.

Exemple de libre-échange

La mise en place du libre-échange correspond à des accords internationaux :
  • accords bilatéraux (réglementation identique entre deux pays)
  • accords multilatéraux (au niveau de plusieurs pays et négociés auprès de l'Organisation Mondiale du Commerce)
  • création de zones de libre-échange (Union Européenne, Mercosur...)
Pourquoi le libre-échange ?

Les défenseurs du libre-échange le considèrent comme une opportunité pour chaque pays de faire des gains sans forcément être les plus compétitifs ou les plus performants. En ce qui nous concerne au cours de cette Université du GICAM (Douala-Cameroun), à savoir les accords de partenariat économique ou APE, il est important de retenir qu’ils sont des accords commerciaux visant à développer le libre-échange entre l’Union européenne et les pays dits ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique).

  • Pourquoi ces accords ?
  • Pourquoi cette pression européenne forte pour amener les pays africains à signer rapidement ?
  • Pourquoi cette « frénésie » et presque « obligation » de signer ?

  1. Parce que l’Afrique est devenue UN BON RISQUE ECONOMIQUE, une perspective démographique salutaire pour les économies européennes en panne de croissance, un débouché de près de 2 432 000 000 de personnes en 2050. Ça change tout dedans et ça change tout autour.
L’Afrique évolue et change rapidement.

  • Le PIB a ainsi progressé de 5,6 % par an en moyenne entre 2002-2008, ce qui fait de l’Afrique la deuxième région du monde, en termes de croissance, juste derrière l’Asie de l’Est
  • Les projections tablent sur une croissance du continent de l’ordre, en moyenne, de 5,3 % en 2014.
  • Au niveau mondial, des 15 pays ayant enregistré la plus forte croissance économique en 2010, dix se trouvaient en Afrique.
  • Le premier des facteurs qui a une incidence sur l’économie des pays africains est aujourd'hui la consommation intérieure, qui contribue fortement au maintien de la croissance alors que l’environnement international est plus incertain.
  • La part des actifs dans la population augmentant, elle constitue de ce fait, le facteur le plus lourd et le plus durable de la croissance en Afrique.
  1. Parce que l’attractivité du continent est passée auprès des investisseurs, en 2010, de la 8ème  position, à la 1ère  en 2013.
  • Le libre-échange devient, dans un rapport du faible au fort, le bras armé du capitalisme triomphant depuis la fin de la guerre froide, une arme économique favorisant le développement du commerce international, en supprimant les barrières douanières tarifaires et non tarifaires, les réglementations nationales, susceptibles de restreindre l'importation des biens et des services.
  • D'inspiration libérale, la politique de déréglementation considère, en effet, que tout ce qui contribue à restreindre le libre-échange et la liberté des acteurs économiques nuit à l'atteinte des équilibres du marché.
  • En 2014 les équilibres économiques deviennent instables et difficiles à maîtriser, le théâtre des conflits s’est déplacé de la scène militaire à la sphère économique. Désormais, la notion de puissance passe plus par l’économie, voir la diplomatie, que par le militaire.
  • La guerre pour le leadership mondial est désormais économique, la notion de sécurité économique a rejoint la question de la sécurité nationale. Les connaissances et le savoir représentent l’avantage comparatif du XXIe siècle et fondent la richesse des pays.
  • L’influence sur ces règles du jeu internationale est une composante essentielle, quoique peu visible de la compétitivité des multinationales entreprise et de leurs États. Elle est aussi une composante du soft power, des puissances économiques, cette attractivité des États qui peu à peu pénètre les esprits-cibles et forge les opinions nationales.
L’importance croissante de l’influence normative en Afrique dans les rapports de partenariats économiques, juridiques, écologiques, militaires, financiers…

Elle découle d’évolutions clés :

  • l’élaboration des régulations internationales fait l’objet de compétition au même titre que les produits. D’ailleurs, pour certains, les normes sont des produits. Tous les marchés y sont soumis y compris les marchés domestiques africains ;
  • l’impasse actuelle du multilatéral, en particulier concernant l’OMC, les accords de libre-échange entre États ou zones sont des outils stratégiques de diffusion de règles et de normes ;
  • la norme et la règle, y compris très techniques, véhiculent des stratégies non seulement commerciales, mais aussi de puissance, des politiques et des modèles, notamment venus depuis une trentaine d’années de conceptions dites libérales anglo-saxonnes qui relèvent avant tout de la culture libérale
  • l’arrivée des BRICS et autres nouvelles puissances sur ces terrains, est une bonne nouvelle à long terme car elle ouvre le jeu des négociations pour les pays africains. En même temps, la norme comme la règle ont toujours pour objet de sécuriser les échanges, de faciliter l’interopérabilité du commerce et, en principe, de protéger le consommateur tout en lui assurant le meilleur service
La normalisation est un précieux outil d’intelligence économique à la fois offensif et défensif

Nous avons relevé, au cours de nos missions de conseils en Afrique, que l’Afrique croule sous le poids des normes internationales et la demande de normes et règles est en croissance constante et de plus en plus d’acteurs publics et privés participent à leur élaboration sans prendre conscience des enjeux cachés. Les États africains sont des acteurs faibles et pas singuliers dans cette compétition. Les enjeux de réglementaires et normatifs peuvent être considérés comme une opportunité pour l’Afrique en  2013, l’occasion de rebattre les cartes de l’éternel face-à-face avec l’Europe et parfois l’affrontement entre la BRICS, l’Europe et les Etats Unis. Sachons aussi que la compétitivité-coût de l’Afrique va devenir une réalité avant 2050. Elle sera fondée sur sa capacité de production de normes dans la protection de son patrimoine économique ainsi que de ses matières premières.
A cela s’ajoute le fait que l’Afrique, en général, est aujourd’hui régie par des règles et normes presque intégralement européennes et internationales, qui évoluent sans cesse. Ces régulations de toutes natures déterminent les marchés africains et fixent des types de gouvernance de leur organisation. Les normes en Afrique ne sont jamais innocentes, que leurs auteurs cherchent à devancer la concurrence, à la freiner, ou à exporter des contraintes, elles participent à l’atteinte des objectifs fixés par la guerre économique que se livrent les puissances du monde dans leur course au leadership en Afrique. Les régulations peuvent faciliter les affaires des multinationales ou au contraire, limiter les accès à des pays dans leur zone de confort économique (la zone franc par exemple). Elles transportent des approches techniques, financières, juridiques, de gestion et d’éthique qui favorisent ou défavorisent les autres intervenants sur ce marché.

Le Cameroun et la Normalisation internationale dans le contexte des APE

La montée en puissance de la mondialisation a permis l’émergence et la diffusion de problématiques économique, géo-économique, géostratégique, environnementale, financière, normative dans les sociétés africaines. L’émergence de la « question de la marchandisation du Cameroun avec les APE » dans l’espace public camerounais est au XXIe siècle ce qu’était la « question sociale » au XIXe siècle en Europe, à savoir le nœud conflictuel où se concentrent toutes les contradictions du développement économique et social du pays. Considérée globalement, la prise en compte des enjeux normatifs mondiaux par les acteurs économiques camerounais semble aller de soi au sein de l’exécutif, au point d’être timidement mise en débat tant sur le plan technique que stratégique. Cependant, l’actualité des normes juridiques (la CPI par exemple) des normes financières (la crise des subprimes, normes ISO) institue, autour des normes et le sens caché de leurs enjeux, un axe central d'intelligence ou un hub de management autour duquel les intelligences camerounaises doivent s’investir, afin de faire face à la guerre des retards normatifs. L’urgence est là, et les conséquences sont fâcheuses sur tous les plans et pour plusieurs générations.

Dans le contexte des APE, DB CONSEILS recommande, la protection des matières premières camerounaises, une meilleure définition du périmètre stratégique des intérêts camerounais afin de mieux réglementer l’accès aux marchés camerounais. Nous proposons une meilleure définition d'un socle de travail commun en vue de développer une culture normative offensive et/ou défensive pour mieux conquérir de futurs marchés, notamment dans la sous-région. En matière de communication, il est impérieux d'orienter les débats en faveur de ses propres enjeux dans les accords de partenariats économiques et financiers, promouvoir sa culture au sein de l’exception culturelle française.
  
Normalisation internationale : l’exemple chinois
Le gouvernement chinois considère la normalisation comme un instrument essentiel de sa politique industrielle et elle figure à ce titre dans le 12ème  plan quinquennal chinois. L’exportation de normes chinoises est considérée comme un instrument de politique de commerce extérieur. Sur les 1 200 000 normes existant dans le monde, 200 000 sont en Chine. Un certain nombre de normes sont aussi faites pour décourager l’étranger à pénétrer le marché chinois, mais le fait est là.
1-Elle est première dans le monde en matière de certification.
2-Dans ce pays la normalisation est gérée par l’État.

  Pour les Chinois, la normalisation fait partie de la diplomatie  économique et donc de la diplomatie tout court et ils multiplient les coopérations normatives bilatérales sur les sujets les plus divers, avec de nombreux pays. Alors qu’elle n’a pris ses premières responsabilités qu’à partir de 2004, la Chine assure d’ores et déjà la présidence d’une trentaine de comités et sous-comités à l’ISO (environ 6 %). Dès qu’un siège est vacant, elle présente sa candidature. Son implication dans les structures techniques a également beaucoup progressé.

Cameroun
Que faire en matière de normalisation dans un rapport du faible au fort ? 

1. Il nous faut surveiller l’émergence d’idées, de concepts, de prénormes…ou en lancer nous-mêmes, et pour cela, nous devons être plus présents dans les forums industriels, les plateformes, les créateurs de normes globales de gouvernance. Cela c’est le rôle des entreprises. L’Etat encadre, met à disposition le cadre incitatif, la production des concepts revient aux entreprises. Les groupements patronaux et l’État peuvent s’entraider pour repérer les nouveaux lieux de création des labels, règles, etc.

2. Il nous faut enfin sortir de la faiblesse de la présence des camerounais, secteurs public et privé réunis, dans les colloques, forums, initiatives, etc. tous lieux plus ou moins formels où se rencontre une « intelligentsia » internationale de penseurs, hauts fonctionnaires internationaux, membres d’ONG, de groupes d’entreprises, etc., et où se forgent les réputations, les opinions et les marques … qui structurent peu à peu les opinions des décideurs et des citoyens.
Développer une ingénierie professionnelle en matière de normes 

La cohérence
  • En amont de la norme ou de la règle, il y a l’image et le discours/message
  • La cohérence est un des maîtres mots de l’influence, y compris normative « Produire du concept » et le « packager », telle est l’obligation fondamentale
  • On citera le développement durable qui, après un filtre onusien, s’est décliné en responsabilité des parties prenantes, transparence, citoyenneté
CHANGER D’ÉTAT D’ESPRIT ET DE MANIÈRE DE FAIRE
Parler ne fait pas cuire le riz…agissons !

Du côté des entreprises
  • Participer à l’élaboration de la normalisation est dans leur intérêt
  • Les responsables d’entreprises ne se sont pas, dans l’ensemble, saisis de la normalisation ni de l’influence sur les règles en général.
  • Voir la norme comme un outil d’évolution et non une contrainte (« on attend les instructions de l’État et si on n’est pas d’accord, on fait changer le décret d’application ») 
Quel partenariat entre l’État et les entreprises ?

L’implication dans l’activité normative a été initialisée par l’État, avec à l’origine des visées défensives et structurantes. Les entreprises ne se sont pas organisées pour en faire leur sujet, le laissant à l’État. La présence tutélaire de l’État est, comme dans d’autres domaines, la raison principale pour laquelle elles ne se sont pas approprié la normalisation ni l’influence normative. Il est curieux que l’État soit toujours en première ligne

Conclusions

Les conclusions de nos entretiens avec les acteurs politiques et économiques vont toutes dans le même sens : l’Afrique, secteurs public et privé confondus, ne dispose ni de compétences remarquables ni de savoir-faire pointus dans plusieurs domaines clé de son développement. Elle n’a donc pas développé d’expertise dans la compréhension et l’analyse des enjeux des partenariats économiques (les Accords de Partenariats Economiques nous le rappellent douloureusement), ni associé ses élites dans la production des connaissances stratégiques participant à la mise en place d’une intelligence économique et d’influence à long terme, portant notamment sur la normalisation et l’action sur les règles du jeu. 

   Les acteurs économiques et politiques africains, dans leurs accords de partenariats, marquent  trop peu d’intérêts à la guerre des normes qui se déroule dans ces pays. La normalisation en Afrique doit être associée de manière cohérente aux autres stratégies commerciales, aux actions d’influence étatique ou africaine, à la défense de nos intérêts dans les accords de libre-échange, à l'action régulière au sein des organisations internationales, à la préparation de la sécurité économique de nos marchés domestiques, et aussi à la conquête des marchés internationaux, donc de nos emplois. Il faudra que nos responsables privés et publics accordent à ces questions l’importance que leur donnent, depuis longtemps, leur meilleur allié traditionnel.



     Un mot sur l'auteur

Patrice PASSY est consultant-formateur et conférencier sur les thèmes en rapport avec l'intelligence économique, la communication d'influence, intelligence interculturelle. 

Directeur associé de DB CONSEILS, qui est un cabinet conseil spécialisé depuis 14 ans en Management des organisations, intelligence et communication d'influence, Patrice PASSY intervient dans les écoles de commerce et instituts de Management en Île de France, en Afrique francophone et en Belgique. Ce cabinet organise à Paris depuis 2006, des "conversations stratégiques", qui sont un système de pose de questions stratégiques portant sur l'enjeu chinois en Afrique, la culture stratégique française, le processus de néo-décolonisation africaine, les perspectives démographiques africaines en 2050: enjeux et opportunités (liste non exhaustive).

De nombreuses études et conseils stratégiques sur la géopolitique, la géo-économie et les perspectives économiques et démographiques africaines ont permis à l'auteur, de développer une expertise africaine sur les questions stratégique, géostratégique, intelligence stratégique et communication d'influence, la gestion des problématiques interculturelles, sans oublier le management des diversités franco-africaines.

DB CONSEILS est le premier réseau de compétences franco-africaines disposant d'un réseau de représentant dans plusieurs pays francophones (19 consultants) depuis 14 ans. Nos proposons des prestations dans la:

  • protection du patrimoine économique de l'Etat
  • protection du patrimoine immatérielle de l'entreprise
  • management des complexités locales
  • redynamisation commerciale de l'entreprise
  • résolution des dysfonctionnements internes de l'entreprise
  • appareil de solutions au cas par cas selon le cahier de charges du clients
  • Accompagnement des entreprises dans la conquête du marché de la zone franc
  • Intelligence interculturelle et intelligence économique

Nos clients sur les questions stratégiques et le conseil de service à ce jour, ont été des chefs d'entreprises, entreprises publiques et privées, écoles et instituts de management, les patrons des patrons africains, des Ministres et/ou Ministères, ainsi que la Primature.

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