Par Alexeï
Eremenko
RIA Novosti
Tandis que les torpilleurs américains en Méditerranée
pointent leurs missiles sur les sites syriens, que peut faire Moscou qui
s'oppose à l'intervention militaire occidentale et quels sont les enjeux ?
Les USA et leurs alliés de l'Otan – le Royaume-Uni, la
France et la Turquie – se disent prêts à attaquer les forces gouvernementales
syriennes en réaction à l'utilisation de l'arme chimique dans le pays. Selon
certaines informations, ces mesures punitives pourraient être entreprises dès
vendredi prochain même si l'on annonce que la Maison blanche n'est pas pressée
d'agir. L'agence Associated Press cite pour sa part mercredi une source anonyme
du renseignement qui doute que les preuves de l'attaque contre une centaine de
personnes obtenues par Washington la semaine dernière soient fiables.
Opposée aux mesures de pression contre Assad de la part de
l'Occident depuis les émeutes de 2011, la Russie pense que l'attaque chimique a
été fomentée par les rebelles, pas par le gouvernement. Cependant les alliés,
sous l'égide des Américains, ne tiendront pas compte de l'avis de Moscou s’ils
décident d'attaquer la Syrie. Si c’était le cas, plusieurs scénarios
s’ouvriraient pour la Russie.
Les conséquences
- pour l'image
internationale de la Russie
© RIA Novosti. Participants possibles à une intervention militaire en Syrie
La Russie a-t-elle perdu sa voix diplomatique sur le dossier
syrien ? C'est une question de point de vue. Si elle n'arrivait pas à empêcher
l'opération occidentale contre Assad, cela pourrait être interprété comme une
défaite, estime Vladimir Akhmedov, expert sur la Syrie à l'Institut d'études
orientales de l'Académie des sciences de Russie. Néanmoins, le fait que la
Russie ait réussi à repousser cette opération depuis plus de deux ans est déjà
une réussite diplomatique modeste, déclare Vladimir Bartenev de la faculté de
politique internationale à l'université Lomonossov de Moscou.
Les deux experts se rejoignent pour dire que dans
l'ensemble, cette situation rappelle l'invasion de l'Irak par une coalition
dirigée par les USA en 2003. A l'époque, la Russie s'était activement opposée à
cette opération au Conseil de sécurité des Nations unies. Moscou n'avait pas
réussi à empêcher cette guerre mais avait confirmé son statut d'acteur
indépendant sur la scène internationale. Depuis, il a rappelé à plusieurs
reprises qu’il avait vu juste, compte tenu du succès douteux de l'opération.
- pour le statut de
la Russie dans le monde arabe
Les experts reconnaissent que la Russie ne perdrait pas
grand-chose au Moyen-Orient en cas d’attaque car de toute façon la plupart des
pays de la région n'ont jamais soutenu sa position sur la Syrie. La majorité
des Arabes sont sunnites, ce qui fait de la Syrie dirigée par les alaouites un
bastion chiite - et un opposant. Selon certaines informations, l'Arabie
saoudite a tenté de faire passer la Russie dans son camp en proposant de lui
acheter, d'après des sources officieuses, des armes pour 15 milliards de
dollars si la Russie renonçait à soutenir Assad. Mais même si les pays arabes
cherchaient réellement à amadouer la Russie avec ce genre de propositions, leur
future position dépendra du succès ou de l'échec des bombardements pour
renverser le régime d'Assad.
- pour l'économie
russe
Pendant plusieurs décennies la Russie fut le principal
fournisseur d'armes en Syrie, comme les chasseurs MiG, les systèmes de défense
côtière Bastion, sans parler des missiles sol-air ultramodernes S-300 dont les
ventes ont été convenues avec Damas avant que la guerre civile commence.
Selon Akhmedov, l'éventuel renversement d'Assad pourrait
nuire à la coopération militaro-industrielle entre la Russie et la Syrie mais
ne la romprait pas définitivement : les forces armées syriennes, qui
s'affrontent actuellement des deux côtés, sont habituées aux armes russes.
L'Irak et l'Afghanistan, deux pays dont les régimes ont été renversés suite aux
opérations militaires organisées par les USA, ont repris leurs achats d'armes
russes, qu'ils utilisent depuis des décennies. Même si la Russie perdait la
Syrie en tant que client, cela ne serait pas une grande perte car elle ne
représente que 5% des ventes d'armes, ce qui est largement inférieur aux
fournitures que la Russie assure en Inde, en Indonésie ou en Malaisie, déclare
Rouslan Poukhov, directeur du Centre d'analyse stratégique et technologique.
Pendant ce temps, les cours pétroliers pourraient monter de
125 jusqu'à 150 dollars le baril, a déclaré la banque française Société
générale mercredi dernier. Au bout du compte : un sérieux coup de pouce pour
l'économie russe, dépendante du pétrole et au bord de la récession. Cependant,
selon John Lough du think tank Chatham House, cet avantage sera éphémère.
Depuis 1971, la Russie possède une base de maintenance pour
ses navires militaires dans le port syrien de Tartous. Aujourd'hui, il s'agit
de la dernière base militaire russe en dehors de l'ex-URSS mais ce vestige de
la puissance militaire soviétique, selon les experts, n'a qu'une importance
symbolique. "Cette base n'a aucune utilité significative", estime
Rouslan Poukhov, soulignant que ce site minuscule comprend seulement quelques
casernes et bâtiments techniques et ne peut accueillir plus de deux navires de
taille moyenne.
Ce que la Russie doit ou ne doit pas faire
Les mesures qui doivent être prises :
- Le veto au
Conseil de sécurité
La Russie estime que toute mesure militaire doit être
approuvée par le Conseil de sécurité des Nations unies mais elle bloque la
résolution qui autoriserait l'invasion en se référant au manque de preuves
illustrant que l'arme chimique a été utilisée par le régime d'Assad et non par
les rebelles. Tel est le point de vue de l'ensemble des experts interrogés pour
cet article.
"La Russie annoncera fermement que toute action
punitive ou mesure de rétorsion contre le régime syrien est illégale, elle
adopte cette position depuis le début des années 1990 vis-à-vis de toutes les
frappes punitives des Américains", déclare Roy Allison, expert en
relations internationales du Saint Anthony's Collège de l'université d'Oxford.
Seule exception : l'opération libyenne de 2011 suggérée par l'Otan. Au Conseil
de sécurité la Russie s'était abstenue en laissant ainsi le feu vert à
l'opération - une décision prise sous la présidence de Dmitri Medvedev.
- Organiser la
conférence internationale Genève-2
Il est fort probable que la Russie continue d’exiger une
solution politique à la guerre civile en Syrie, principalement grâce à son
initiative baptisée Genève-2, appelée à faire s'assoir les représentants
d'Assad et de l'opposition à la table de négociations. Les frappes aériennes
entraîneraient un durcissement des deux côtés mais Moscou ne renoncera pas à
l'idée de convoquer cette conférence et pourrait même s'assurer le soutien des
USA, pensent MM.Bartenev et Akhmedov. Le ministre russe des Affaires étrangères
Sergueï Lavrov a déclaré lundi que le département d'Etat américain continuait à
soutenir Genève-2.
- Aider le régime
d'Assad
Moscou continuera à fournir au gouvernement de Bachar
al-Assad armes et aide humanitaire, estime Olga Oliker, analyste géopolitique
chez RAND Corporation, agence analytique américaine à but non lucratif. Les
analystes russes sont également de cet avis car de toute évidence Moscou a
investi des fonds conséquents dans le régime d'Assad sous forme de crédits,
d’armes et de soutien financier - bien qu’il n’existe pas d'informations
fiables sur les investissements de la Russie en Syrie. Il ne faut pourtant pas
s'attendre à l'expansion de la coopération militaire, déclare M.Bartenev.
La liste des choses à éviter :
- L'amélioration
des relations avec l'Iran
L'Iran est le principal allié de la Syrie dans la région et
le bastion mondial du chiisme. La Russie a déjà une expérience de coopération
avec Téhéran : elle a construit la centrale nucléaire de Bouchehr et a convenu
la vente de plusieurs missiles sol-air S-300 - mais elle s'est rétractée en
2010, principalement sous la pression d'Israël et de l'Occident. Moscou serait
peut-être prêt à envisager une coopération plus étroite avec l'Iran mais le
Kremlin ne voudrait pas se retrouver mêlé à l'aggravation de la crise syrienne
que cela implique, estime Allison. Il ajoute que tout en cherchant à conserver
ses relations avec Téhéran, Moscou tente également de garder des relations
plutôt conviviales avec Israël. La Russie craint d'armer l'Iran, connaissant
les ambitions nucléaires de ce pays et sa réputation dans la région.
- La détérioration
des relations avec les USA
Les relations russo-américaines traversent une étape
difficile et la Syrie n'est pas la seule pierre d'achoppement, pense Olga
Oliker. Moscou pourrait suspendre symboliquement sa coopération militaire avec
les pays occidentaux, y compris pour l'Iran et l'Afghanistan, mais il est peut
probable que la Russie mette en application ses menaces, déclare John Lough de
Chatham House.
- La guerre
S'il y a bien une chose que la Russie ne fera pas, c'est
d'entrer en conflit armée à cause de la Syrie. Lavrov l'a ouvertement déclaré
lundi et les commentateurs politiques sont unanimes concernant l'interprétation
de ses propos. De même que dans le cas d'autres opérations militaires sous
l'égide américaine, l'attaque contre la Syrie affecterait peu les intérêts
géopolitiques primordiaux de la Russie. Moscou n'aurait donc pas la motivation
nécessaire pour investir des ressources économiques et militaires conséquentes
dans une opération armée à l’étranger, pensent les analystes. L'opinion
publique, c’est autre chose. La prise inattendue de l'aéroport de Kosovo en 1999
par les troupes aéroportées ruses est pratiquement l'unique exemple d'ingérence
de la Russie dans une opération militaire américaine. Cette manœuvre a surpris
le monde entier mais a eu peu de conséquences. Toutefois, à l'époque, Moscou
pouvait se vanter devant la population d'avoir apporté un soutien audacieux aux
Serbes, peuple slave fraternel injustement attaqué par l'Occident.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la
position de la rédaction