dimanche 14 octobre 2012

L’épineuse question du processus décisionnel du chef de l'Etat en temps de crise en Afrique francophone

Comme précédemment annoncé (http://ppassy.blogspot.fr/2012/10/gestion-de-crises-et-intelligence-des.html) nous allons aborder dans le deuxième billet l’épineuse question du processus décisionnel du chef politique en Afrique francophone en temps de crise, en clair les outils d’aide au processus décisionnel du chef en temps de crise.


Comment décider et quelles décisions en temps de crise ? 
                     Outils de réflexion à l'usage des décideurs francophones                                      

Par Patrice PASSY
Conseil en Intelligence Economique
En Afrique francophone, les années 60, 70 et 80 ont été marquées par le problème de la « stabilité politique », c’était l’ère des dinosaures, des dictateurs éclairés : le changement  était mal perçu car, l’inconnu faisait peur aux intérêts français. Cependant cette obligation de stabilité commençait à souffrir face au communisme de mouvement (http://ppassy.blogspot.fr/2012/08/intelligence-des-crises-et-crise-des.htmlqui devenait le seul dénominateur commun des peuples dans un monde marqué par un rythme d'innovations technologiques jamais connu. 

Les années 1990 semblent imposer un nouveau défi aux exécutifs africains francophones: une accélération de l’emploi du préfixe "multi" qui s’accouple bien ces derniers temps avec le mot : crise. 

De multiples crises survenues sous la forme d’accidents majeurs, menaces globales, ruptures organisationnelles, effondrements de systèmes, éclatements culturels, qui sont donc venues briser la zone de confort des intérêts français, dérégler les stabilités politiques. Comme un réactif dans un laboratoire, les crises mettent en lumière les régimes forts et stables dits « gruyères » c’est-à-dire malgré le silence des peuples et le calme apparent, les crises mettent à nue toutes les lourdes faiblesses structurelles, organisationnelles et fonctionnelles des exécutifs africains. Depuis 25 ans en Afrique francophone, les crises surviennent avec une régularité qui confirme les évidences, elles viennent soumettre à rude épreuve tous les intéressés, et en premier lieu les responsables. 

En 2012, l'on atteint un degré de complexité dans la conduite des sociétés humaines propre à faire douter de la possibilité même d'une gestion stratégique des crises en Afrique francophone. La crise malienne est le miroir de nos insuffisances face à la gestion des complexités. La situation tunisienne nous a rappelé que dans cet univers général d'incertitude et de vulnérabilité, un simple fait, une menace, une rumeur, un simple suicide d’un vendeur à la sauvette mal évalué et l'on se trouve brutalement projeté dans ce qui apparaît bien de "l'ingérable".

Henry Kissinger: l'échec du fait d'un questionnement insuffisant (guerre au Moyen-Orient, 6 octobre 1973)
"Le 5 octobre au plus tard, lorsque nous fûmes avertis du fait que l'Union soviétique évacuait ses ressortissants résidant au Moyen-Orient, nous aurions dû savoir que de grands évènements étaient imminents. Nous avions accepté sans esprit critique les appréciations israéliennes selon lesquelles il s'agissait soit d'une «crise dans les relations entre l'Égypte et la Syrie», soit d'une «estimation des Soviétiques sur la possibilité de l'ouverture d'hostilités au Moyen-Orient». 
Mais le seul danger d'hostilités prévu par nous résidait dans «le cycle des actions et des représailles», chacun craignant que l'adversaire ne soit sur le point de passer à l'attaque. Certes, il y avait des questions qui ne demandaient qu'à être posées pour nous conduire au cœur du sujet. Mais personne ne les posa, pas même moi, et c'est ce qui semble rétrospectivement inexplicable.( http://ppassy.blogspot.fr/2012/08/intelligence-des-crises-et-crise-des.html

Quelle crise pouvait survenir dans les relations soviéto-arabes impliquant simultanément l'Égypte et la Syrie ? 
  • Pourquoi les Soviétiques évacuaient-ils les familles, mais non les conseillers, si la crise était politique ? Pourquoi avaient-ils organisé un pont aérien s'ils n'étaient pas limités par le temps ? 
  • Et cette limite pouvait-elle être autre chose que la date limite fixée pour le début des hostilités ? 
L'hypothèse des Israéliens, selon laquelle les Soviétiques redoutaient peut-être le déclenchement d'une guerre, aurait dû arrêter notre regard.  Car, en y réfléchissant, il nous serait apparu clairement que les Soviétiques ne pourraient craindre une attaque israélienne. Si cela avait été le cas, ils auraient poussé des hauts cris à Washington pour obtenir que nous dissuadions Israël d'agir, et ils y auraient peut-être ajouté des menaces publiques. Si les Soviétiques évacuaient les familles parce qu'ils craignaient une guerre, ils devaient bien se douter que celle-ci serait déclenchée par les Arabes.
Les responsables politiques ne peuvent s'abriter derrière leurs analystes quand ils n'ont pas compris l'essentiel d'une affaire. Ils ne peuvent jamais avoir tous les faits en leur possession, mais ils ont le devoir de poser les questions adéquates. Tel fut notre véritable échec, en cette vieille guerre au Moyen-Orient. Nous en étions venus à trop de complaisance envers nos propres présomptions. Nous savions tout, mais nous ne comprenions pas suffisamment les faits. Et c'est aux plus hautes autorités  y compris moi-même qu'incombe la responsabilité de cette erreur 1."

L’épineuse question du processus décisionnel du chef en temps de crise
L'objectif est donc de s'adresser à un décideur politique aux prises avec une situation des plus difficiles, nécessitant au tout premier chef, non une trousse de secours, mais la meilleure faculté de jugement. Cela implique non pas tant de fournir des réponses que d'ouvrir des questionnements, d'élargir des horizons, tout en encadrant les réflexions pour aller au-delà du simple constat des difficultés. Alors, mais alors seulement, il devient possible de penser à des réponses stratégiques aux éruptions que constituent les crises. 

Dès la publication du premier billet, de nombreuses demandes me sont parvenues pour que je m’engage résolument dans la voie opérationnelle et que je fournisse les règles essentielles de la gestion d'une crise en contexte francophone, en ce qui concerne les situations de rupture venant menacer une organisation. 
Beaucoup de hauts responsables souffrent en effet, de façon souvent aiguë, du manque d'outil d'aide à la décision pour ces circonstances exceptionnelles. Elles sont précisément parmi les plus difficiles, les plus risquées pour tous les investissements consentis par le passé et les plus engageantes pour l'avenir.
Le présent billet vise précisément à répondre à cette attente. Tout en poursuivant le travail de compréhension en profondeur du phénomène de crise, indispensable à toute construction stratégique, il est résolument orienté vers l'action. Il prend de front la question : 
  • que doit savoir un responsable politique confronté à une crise majeure, comment peut-il appréhender pareille situation ?
Toute organisation peut-être confrontée à une crise. Tout responsable, peut être projeté dans des phénomènes de ruptures brutales et de turbulences particulièrement déstabilisantes, liés aux causes les plus diverses. C'est alors le désarroi : l'urgence est là, mais outils et leviers ne fonctionnent plus, l'univers de référence se désagrège. La "chose" est là, en vraie grandeur ou, pire encore peut-être, à l'état de spectre sinistre. C'est immédiatement le choc et une sourde angoisse : 
  • que se passe-t-il donc ? 
On ne comprend pas, on reste incapable de nommer la difficulté, de cerner le problème. De toute part, ce ne sont que amoncellement des données brutes et rapides, menaces, morts, replis, échecs, mauvaises nouvelles, anarco-profito-situationnistes, rebondissements aggravants; rien ne marche, tout se détériore…! Une question semble bientôt résumer les sentiments des acteurs en première ligne : "Mais qu'est-ce qui va encore nous tomber dessus ? ".
A l'évidence, on ne se trouve pas face à une défaillance habituelle; il ne s'agit plus d'une simple brèche. Le tableau de bord habituel apparaît inopérant : aiguilles bloquées au maximum sur maints cadrans, indications trompeuses, mesures sans signification.
Très vite, le dirigeant perçoit que chacun de ses membres du gouvernement se tourne vers lui : 
  • Que faire CHEF ? 
Ou plutôt : 
  • quel sens donner à tout cela Chef ?
  • Quels nouveaux points de repères pour l'action ?
  • Comment lire la situation ?
Le questionnement est pourtant la dernière des exigences que le responsable pris dans l'action sera disposé à respecter. L'incertain, la complexité, le danger, l'urgence portent à la fermeture des questions et/ou repli . Or, on ne pourra rien faire de pertinent en crise sans compréhension des ressorts profonds de la dynamique des événements.  

Il faut s'interroger sur sa véritable identité, sur ce qu'elle peut réserver comme surprises. 

Pourquoi ne pas accepter de se laisser rassurer (c’est la tendance lourde des courtisans, tout va bien chef…) ou emporter par les péripéties sans poser encore et toujours des questions éprouvantes (c’est le point faible des éternels consensuels) ? 
  1. Pourquoi ne pas en rester aux apparences ? 
  2. Quelles sont les lames de fond successives qui risquent de venir se jeter sur nos défenses ?
  3. Quels phénomènes peuvent brutalement se cristalliser et accentuer cette dynamique de crise ? 
  4. Quels pièges peuvent se refermer sur nous ? 
  5. Dans quelles impasses risquons-nous de nous enfermer ?
  6. Quelle est donc la situation du chef en cas de crise ?
Situation awareness du chef politique en Afrique francophone en temps de crise

Phase 1 : Les composantes de la vision globale du chef en cas de crise

Phase 2 : Situation Awareness : perception des éléments de l'environnement au sein d'un volume limité dans le temps et l'espace, la compréhension de leur signification et la projection de leur devenir à court terme

Tous les regards se tournent vers le chef : que faire ?



Nous allons traiter de la démarche à suivre :
- pour mettre en place les outils de compréhension
- le moment de la gestion des décisions
- la mise en route du tempo de la crise

La gestion des incidents et la maîtrise du tempo de la crise

Les points clés
  1. L’environnement décisionnel du chef est marqué par le caractère inter-opérationnel des opérations ainsi que des interventions. 
  2. Ceci impose une organisation de synchronisation robuste, or les déficiences structurelles et organisationnelles de l’État en Afrique francophone font cohabiter plusieurs temps dans l’espace de décision du chef. Ce qui l’oblige à se retrouver physiquement dans les structures de gestion physique de la crise et de piloter généralement le comité interministériel de crises. 
  3. Ces différents cycles vont être articulés selon le principe OOAD (observation, orientation, décision, action), normalement à échéances distinctes (du constat en passant par la maîtrise du renseignement, l’organisation de la réponse à l’appareil de solutions à dérouler) en respectant le « battle rythm ».
  4. Le moyen terme opératif va impliquer, pour le chef, la mise en liaison dans la chaîne de commandement et d’exécution les niveaux politiques, stratégiques, les structures dédiées des opérations et les équipes de planification et d’évaluation. Elles préparent l’opération ainsi que ses principales phases puis en mesurent son avancement
  5. L’ajustement séquentiel nécessite grâce à l’anticipation des plans subalternes. Appelés « sequel plans », ils doivent répondre aux possibilités de succès ou d’échecs plus ou moins relatifs des mesures en cours d’application. Or la réactivité et l’ajustement sont souvent les plaies profondes dans la maîtrise du temps de la crise.
  6. Le pilotage implique le changement ou l’infléchissement des décisions de planification en fonction de l’appréciation de l’efficacité des opérations en cours.
  7. La gestion des incidents jaillit en élément surprise. implique le changement ou l'infléchissement des décisions de planification en fonction de l'appréciation d'efficacité des opérations en cours. La gestion des incidents est une composante de l’efficacité de la conduite de la gestion de crise. Elle requiert des mesures d'ajustement immédiates se traduisant par des ordres fragmentaires. Cependant, sans synchronisation robuste au niveau de l'organisation il va y avoir une chaîne de dysfonctionnement source de lenteur, tension, mauvaise communication et mégestion.
  8. Les boucles décisionnelles courtes, structurées par les chasseurs de budget, les anarco-profito-situationnistes, les conflits d'intérêts et de rôles, le non respect ou l'absence de procédures dans la conduite de la gestion de crise, perturbent les rendez-vous sur objectifs (RVO) nécessaires synchronisés entre les différentes composantes de l'ANMC ou de la situation awareness du Chef (SAC). Le choix de "battle rythm" est donc essentiel pour l'efficacité de la coordination opérative puisque plusieurs boucles "tournent" simultanément. 
On comprend bien alors la difficulté du chef de se construire sa propre "Situation Awareness" au milieu du "bruit" généré par ces différents cycles de décisions
Autre facteur de complexité, les dimensions de conflits d'intérêts internes qui avec les pressions internationales sont multiples et lourdes. 
Car en période de crise, la conduite de crise s'exécute sur de multiples fronts : médias, populations, recherche de financement, contre espionnage, etc...

Le cycle décisionnel en pleine crise : outils d'aide à l'exécution
Que reste-t-il au Chef en cas de crise ?

Karl Philip Gottfried von Clausewitz (1780-1831) est un officier et théoricien militaire prussien. Il est l'auteur d'un traité majeur de stratégie militaire : De la guerre. (que je recommande à tous les férus de stratégie à lire) P.74 "Pour sortir victorieux de cette lutte incessante avec l'inconnu, il faut à l'esprit deux qualités indispensables.
  • La première est ce que les africains appellent par métaphore "la foi en Jésus", c'est une lumière intérieure qui, dans cette obscurité même, éclaire encore assez l'intelligence pour lui permettre de découvrir quelques vestiges de la voie qui doit conduire à la vérité. 
  • La seconde est l'esprit de résolution qui donne le courage de se laisser guider par cette faible lueur"
Pour nous, quelques soient les événements et les situations, une nécessité apparaît en effet pour le Chef : 
  • l'aptitude à la lecture réelle des événements 
  • la capacité de donner du sens aux indicateurs complexes de la vie politique et des circonstances.
Ce n'est vraisemblablement pas l'ingérence tactique (exemple: les combines) qui permet d'inscrire la décision dans la meilleure perspective. Il s'agit davantage de patienter pour que les capteurs nationaux (privé et public) et ensuite les boucles d'analyse compétentes et associées, permettent une coordination opérative du chef.
  • Le réflexe du mensonge d'Etat est passé de mode en 2012, la communication d'influence est le meilleur support pour une adhésion de la population aux actions entreprises 
  • Gare à l'inaction politique ou à la mauvaise évaluation des signaux faibles (le cas de la Tunisie est devenu un cas d'école, dans l'analyse des signaux faibles annonciateurs de crise). La conséquence en cas d'oubli ou de manque de réactivité est le risque encouru : "ceux d'en face" (l'opposition) va exploiter avec une virulence à peine descriptible, tout manquement, et la violence d'Etat  ne suffit pour réduire au silence un peuple en 2012. 
  • La prise de risque du chef doit être judicieuse, car les Anarco-profito-situationniste, ainsi que les chasseurs de budget  aiment  bien profiter des circonstances pour orienter les décisions du Chef dans un sens onéreux pour la République. 
  • Le travail de coalition en temps de crise, fondé sur le consensus en Afrique francophone est souvent un facteur lourd de frictions dans les comités interministériels (manque de maturité intellectuelle et politique, collision d'intérêts divers et multiples, pauvreté des vues et des solutions, etc...), en cause l'absence de procédures. Or, l'urgence d'une crise, impose dans son règlement, la mise en place de procédures robustes
  • Nous proposons la mise en place de Procédures Opérationnelles Standard de Crise "POSC" qui doivent être définie par l'ANMC lors du montage des structures de gestion, coordination, évaluation de crises. Sur le plan international en cas de crise, il est nécessaire de prévoir un circuit décisionnel de crise capable de cohabiter avec les structures d'aide humanitaire, ou des structures d'intervention militaire française. Généralement ces structures dépossèdent nos structures fautes de compétence, de méthode et de procédure. Il est temps d'apporter les ajustements utiles et nécessaires aux intérêts supérieurs de l'Etat.
La crise attend donc du chef dans sa décision : l'humilité, la rusticité, la maturité, la maîtrise de soi, une excellente capacité de jugement affiné, un esprit de résolution,  la résilience, la "foi en Jésus".
Par Patrice PASSY
Conseil en Intelligence Economique
Ancien conseiller de Premier Ministre

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