mardi 7 février 2012



ETAT FRANCO-AFRICAIN 
 
La gestion des complexités en Afrique francophone de 2012 à 2020  les six tendances lourdes à comprendre puis, à gérer.

   Par Patrice PASSY

 
Depuis l’année 2000, la seule constance en évolution dans le monde et plus particulièrement en Afrique francophone c’est le changement.  Tous les hommes politiques dans le monde lors des échéances électorales dans les processus démocratiques, prônent, proposent, font miroiter une seule chose : le changement. Si le changement devient un espoir, une exigence, une promesse et même une source de victoire (Obama), cela veut simplement signifier que l’immobilisme, le statu quo, les attentes et les impatiences des peuples deviennent insupportables, ingérables et source d’angoisse politique en Afrique. L’Afrique francophone a faim, elle souffre des sept faims qui sont :

1.   La faim pour se procurer un toit décent
2.   La faim pour se nourrir
3.   La faim pour s’habiller
4.   La faim pour éduquer et s’éduquer
5.   La faim pour gagner mieux sa vie
6.   La faim pour vivre heureux

Ces faims ont une particularité pour un chef d'Etat ou un gouvernement, ils génèrent un taux de gestion des urgences très élevé. Il est difficile dans ce cas de respecter sa planification ou son programme politique. Or la gestion des urgences n'est pas une politique cohérente globale et structurante. Elle est en Afrique francophone une dynamique déstructurante qui dresse deux obstacles face aux sept faims du peuple qui en retour réclame le « besoin de changement ». 

Il s’agit de :
·  l’immobilisme politique avec son corollaire le poids des intérêts multidimensionnels qui agitent les puissances étrangères, animent, et orientent le fonctionnement des Etats, structurent l’organisation et l’obéissance passive des actes diplomatiques.
 
Mais le changement est une force naturelle irascible à la fois imprévisible et prévisible qui peut brusquement se réveiller ou très lentement se structurer. Les deux cas se conjuguent de plus en plus en Afrique, la grève générale au Nigéria suite à la hausse du prix du pétrole nous rappelle que le feu couve et le peuple a de moins en moins peur de se sacrifier pour les générations futures. Pour la première fois en Afrique les "sans avenir" sont prêts à mourir pour laisser à leur enfant un avenir meilleur, c’est une évolution dangereuse et inhabituelle dans l'agir des peuples.

En 2012 le rythme prévisible ainsi que les risques imprévisibles du changement ne cessent d’augmenter. Les alliances économiques, les partis politiques, les organisations, les entreprises, les structures  qui ne parviennent pas à épouser pour mieux gérer ce changement cesseront d'exister dans les 20 années à venir, c’est-à-dire avant 2032. Les 6 tendances dont je vais résumer volontairement le contenu [1], reflètent le changement radical que va subir de manière croissante et transversale l’Afrique au cours de ces 20 années à venir. Ces 6 tendances se déploient et s’exécutent dans les sociétés, par la technologie, l’environnement, la finance, l’économie et les systèmes politiques, la circulation de l’information. A ce jour, seul le Maroc a intégré rapidement ces tendances dans sa planification stratégique en fonction des assauts des priorités du peuple marocain et de la hiérarchie des besoins de base du peuple.
  
1ère tendance dans l’Etat franco-africain 
La fin des certitudes
 
Les spécialistes des questions africaines relèvent que la tendance lourdement prévisible en 2012 est la fin des certitudes, même la France bénéficiant des privilèges exorbitants dans sa zone de conforme économique (la zone franc) ne peut espérer vivre longtemps de sa situation de rente. Elle est de plus en plus contrainte de supporter son nouveau rival principal : la Chine, de contrôler les intrusions répétées et de mieux en mieux coordonnées de l’Inde, du Brésil et de l’Afrique du Sud. La France et ses alliés traditionnels, vont devoir progressivement inventer d’autres « vaches à lait économique » pour compenser le manque à gagner en Afrique francophone. 

Or les situations de rente économique ne sont pas extensibles à souhait ni éternelles, il faudrait donc se préparer à livrer de violentes batailles pour la protection des intérêts de l’Etat chacun à son niveau ou s’aligner sur la volonté du maître pour être et durer au pouvoir. A chacun de nous, de choisir comment écrire son histoire avec son peuple et le monde qui aime l’écrire à votre place. Disons, que nous allons tous assister, en 2012, dans beaucoup de cas (entreprises, partis politiques, intérêts d’Etats, relations bilatérales entre Etat) à la récurrence d’une tension diffuse entre le besoin de changement des peuples et le refus de la fin des certitudes. La Côte d’Ivoire et la Lybie sont les meilleurs exemples en ce début du 21e siècle.

2ème tendance 
Une nouvelle organisation des structures de l’Etat et du fonctionnement des  politiques permettant un repositionnement permanent

La France a bien compris depuis la fin des années 90 que pour gérer au mieux ses intérêts en Afrique, une nouvelle forme d'organisation s'impose pour naviguer sur les courants forts et déstabilisants du monde multipolaire du 21ème siècle. Les pays d’Afrique francophone accuse un net retard dans leur capacité d’adaptation, alors que les évènements de Lybie et de Côte d’Ivoire ont bien fait comprendre à tous les dirigeants africains qu’une nouvelle ère s’est écrite avec des bombes, du pétrole, la finance internationale, la communication d’influence et le droit d’ingérence non plus humanitaire, mais économique. Une nouvelle ère s’incruste dans le droit d’ingérence économique international, avec pour paravent, les droits de l’homme, couplé avec l’arrogance du maître qui s’octroie le droit de manipuler par l’information et la communication, le droit du plus fort sur les plus faibles, enfin le droit de tuer et d’envahir les plus faibles mais riches.

Dans cette nouvelle jungle de missiles, de satellites, de normes, de technologies, de prédation économique, de montages financiers complexes, le principal défi des stratèges africains et des conseillers dans les palais présidentiels sera d'optimiser la capacité de l’Etat à réagir promptement et de manière significative aux brusques changements que leur environnement compétitif direct génère, aux menaces insidieuses et indirectes, aux attaques frontales selon l’angle  imposé par les intérêts étrangers ou ennemis intérieurs. Ces réactions devront, en outre, être créatives et s’articuler avec le peuple. Libérer la créativité d’un peuple, de ses forces vives et enfin de ses compétences peut assurer à l’Etat un  repositionnement rapide et un regroupement du peuple éclairé autour de ses intérêts et du chef de l’Etat. En clair cela sous-entend que les relations internes entre le peuple, l’élite, le pouvoir, et la vision du chef de l’Etat soient basées sur de nouveaux principes.

Il s’agit principalement d’écrire le contrat politique entre l’électeur et l’élu du peuple à savoir : un mandat présidentiel pour 10 contrats fondamentaux à réaliser en cours de sa législature (5 ans). C’est à dire une implication collective dans un projet d’intérêt mutuel plutôt que qu’un mandat truffé de relations transactionnelles pour sa propre réélection. Le repositionnement aura inévitablement un effet sur les positions des uns et des autres à l'intérieur du système politique ou de l'organisation de l’Etat. Nous y reviendront plus tard.

La sauvegarde d'acquis individuels, tout à fait légitime, ne doit pas contrecarrer la réaction de l’Etat face à ses ennemis internes et externes. Dès lors, les rapports au sein du pouvoir doivent idéalement quitter le mode transactionnel (je te nomme à un poste, par exemple, et je reçois en échange ce que je demande ou j’attends) pour migrer vers un dynamique relationnelle basée sur l'implication commune par rapport au projet de l'Etat, dans une logique de besoin du peuple de changement, qui une fois réalisé inscrit le groupe (Etat-peuple-leader politique) face un objectif commun ou intérêts divers dans un rapport gagnant-gagnant.

3ème tendance 
 Information is power : une approche plus « consumériste » pour le peuple

Arendt (Hannah) « Faire de la présentation d’une image la base de toute politique, - chercher, non pas la conquête du monde, mais à l’emporter dans une bataille dont l’enjeu est « l’esprit des gens », -, voilà quelque chose de nouveau dans cet immense amas des folies humaines enregistrées par l’histoire. »
        La fin des certitudes impose ses choix en fonction de son propre confort, ainsi va la mondialisation. Cependant, pour les Etats franco-africain l'information doit se mettre au niveau du peuple et l’architecture du système d’information nationale doit refléter les objectifs de la stratégie de l’Etat... A ce jour faute de stratégie nationale de management de l’information, tous les Etats africains naviguent à vue et font du réactif épidermique en cas de situation à fort impact médiatique par exemple. Il est temps que les technologies permettant la collecte, le traitement, la diffusion de l’information deviennent à la fois disponibles (programme d’incitation et de vulgarisation), à bas coûts et durables. L'information, énergie vitale d'un pays, organisée comme une industrie à part entière est une véritable matière première. Sa production, sa diffusion  et son exploitation ne sont jamais neutre et l’erreur courante dans les stratégies visibles en rapport avec la question est de censurer l’information au lieu de noyer la capacité d’analyse du peuple par un flux d’information. 

Cette méfiance des politiques face à « l’information hors contrôle politicien » est la conséquence de ignorance d’un principe efficace : les nouvelles technologies modernisent l'information et diversifient les média en offrant une plus grande maîtrise de l’infosphère et de la médiasphère. La production de l’information comme arme défensive et offensive au service des Etats devra faire partie d’un programme national de gestion de l’information stratégique dans chaque pays francophone. 

Si les pays africains concernés par la question des biens mal acquis avaient fait de l’information une arme offensive contre les différentes campagnes médiatiques en France et sur internet, ils auraient développé la maîtrise des outils de visualisation des menaces et attaques sur le sujet et gagneraient en rapidité dans la structuration d’une cellule riposte dédiée. En clair, si ces Etats avaient voté des lois sur les biens mal acquis, fait tourner les commissions de biens mal acquis à plein régime et communiquer sur l’inexactitude de certains faits, je vous assure que les flux d'informations déstructurés venant des personnes connectées, les campagnes médiatiques et les enquêtes judiciaires n’auraient  pas submergé les organisations de la réponse. Les conseillers n’ont pas su éviter l'indigestion médiatique, et ont manqué d’un outil de visualisation et d'aide à la compréhension en vue d'un faisceau de décisions coordonnée et cohérent.

Résultat : une défense à l’emporte-pièce exclusivement juridique alors que la bataille de l’image  qui était la toile de fond de l’attaque médiatique, fut perdue faute d’une lecture globale et transversale des enjeux et des subtilités des luttes d’intérêts. Bernays (Edward) " Si nous comprenons les mécanismes et les mobiles propres au fonctionnement de l'esprit de groupe, il devient possible de contrôler et d'embrigader les masses selon notre volonté et sans qu'elles en prennent conscience. La manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions organisées des masses est un élément important dans une société démocratique. Ce mécanisme invisible de la société constitue un gouvernement invisible qui est le véritable pouvoir dirigeant de notre pays. Ce sont les minorités intelligentes qui se doivent de faire un usage systématique et continu de la propagande ".

4ème tendance 
L’obligation pour les Etats africains de proposer un modèle politique propre tout au long de la chaîne de valeur dans les nouveaux rapports mondiaux
 
Dans son célèbre ouvrage « L'impérialisme, stade suprême du capitalisme », LENINE comme un prophète, critique l’impérialisme et annonce le sort des peuples dominés« Ce qui caractérise notamment le capitalisme actuel, c'est la domination des groupements monopolistes constitués par les plus gros entrepreneurs. Ces monopoles sont surtout solides lorsqu'ils accaparent dans leurs seules mains toutes les sources de matières brutes, et nous avons vu avec quelle ardeur les groupements capitalistes internationaux tendent leurs efforts pour arracher à l'adversaire toute possibilité de concurrence, pour accaparer, par exemple, les gisements de fer ou de pétrole, etc. Seule la possession des colonies donne au monopole de complètes garanties de succès contre tous les aléas de la lutte avec ses rivaux, même au cas où ces derniers s'aviseraient de se défendre par une loi établissant le monopole d'État. Plus le capitalisme est développé, plus le manque de matières premières se fait sentir, plus la concurrence et la recherche des sources de matières premières dans le monde entier sont acharnées, et plus est brutale la lutte pour la possession des colonies. » 
 
Tous les chefs d’Etats africains ont conclu que les faits seuls en politique déterminent la décision, la communication et les stratégies politiques, plutôt que les dogmes idéologiques. La France, la Chine, les Etats Unis doivent devenir le dernier critère dans la détermination des choix politiques, économiques et militaires. Nous savons tous, à ce jour, que ni l’ancien modèle communiste soviétique, ni le modèle démocratique occidental, encore moins le système capitaliste ne peuvent s’appliquer à la modernisation d’un pays en développement, et que la démocratisation ne précède pas la modernisation mais le plus souvent la suive. En conséquence, les Etats francophones doivent décider à l’issue d’un forum inter régional (CEEAC et UMOA) d’explorer la nouvelle voie africaine de développement afin d’adopter une approche pragmatique d’essais et d’erreurs pour leur programme de modernisation massive. C’est ce que j’appelle la nouvelle chaine de valeurs africaines de modernisation massive.

     Comprendre, développer, s'approprier et diffuser la nouvelle chaine de valeurs africaines de modernisation massive s’avèreront, dans l'avenir, un défi quotidien. A ce titre, l'innovation d’un « politic model » à la fois global (les pays de la zone franc) et local (pour respecter le degré d’appropriation pour chaque pays) devient stratégique pour tous les pays de la zone franc. Cette évolution n'est pas sans conséquence sur l'organisation même des Etats ainsi que sur leurs structures politiques, économiques et financières. Une plus large implication des élites participeraient à la colossale dynamique d'innovation que cette longue construction du développement national impliquerait. La pression des instances de financement, des structures de contrôle monétaire, d’écoute des exécutifs, de contrôle des gouvernements, de la médiacratie occidentale, sans oublier la pression concurrentielle chinoise et des pays de la BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) ainsi que la concurrence politique couplée aux exigences des peuples pressent les marges de manœuvre et de négociations des Etats africains à la baisse.

    Il faut donc accompagner ou soutenir ce qui vient d’être écrit par un modèle de pensée propre, j’ai la faiblesse d’avoir une préférence pour la pensée holistique [2] Ce système de pensée convient mieux au contexte africain et à la logique de raisonnement, il serait le plus adapté pour permettre l’établissement  d’une stratégie holistique de modernisation des Etats africains. Le but assigné est d’établir un modèle d’ensemble de priorités et de séquences pour les différentes étapes de la transformation, avec des réformes faciles, suivies par des réformes plus décisives et difficiles, à la différence de la politique populiste, à court terme, imposée par les échéances électorales et souvent simplement scandée par des hommes politiques véreux et inconscients de l’énormité de la tâche. Cela veut dire disposer des institutions politiques fortes, installées pour et dans la durée.

5ème tendance 
 L’Etat attaché au développement

L’Etat doit être une vertu nationale et nécessaire. Or l’Etat est un concept inconnu dans nos campagnes et villages. Oui il en existe, me diriez-vous, certainement dans les villes, mais le citadin a une représentation floue de l’Etat, et nous sommes tous conscients que souvent un Etat  ethnique, communautaire, faible, morcelé ou incompétent.
2012 risque d’être fort mouvementé pour certains Etats africains, si l’Etat ne s’attèle pas à la transformation du pays grâce à la colossale dynamique d'innovation pour la construction du développement national. L’Etat en Afrique francophone n’est pas encore capable de susciter un consensus national, il refuse d’indiquer la marche à suivre à l’ensemble du peuple, exemple : imposer des dures réformes ou stimuler la recherche, l’économie de base, les exportations vers les pays de la sous-région, parce que l’attachement au développement de l’Etat est encore faible ou embryonnaire. Un Etat fort ne veut pas dire un Etat militarisé.

6ème tendance 
Des relations bilatérales et multilatérales entre les Etats aux connivences diplomatiques entre groupes d’intérêts supranationaux.

"Le Pouvoir et les richesses, à l'échelle de l'histoire passent toujours de ceux qui y ont titre à ceux qui y ont droit et le droit c'est le droit du plus fort"

Dans le domaine des relations internationales, nous connaissions le E2E (relations bilatérales entre Etats) et le E2CI (relations multilatérales entre un Etat et les éléments du système international), nous constatons de manière éclatante avec le cas de la Lybie, de la Côte d’Ivoire l’essor de la CD (connivences diplomatiques). C’est la prétention des plus « grands », formalisée à partir de 1815 à travers une « diplomatie de concert », à se partager le pilotage du monde. On retrouve aujourd'hui cet entêtement oligarchique dans les nouveaux « directoires du monde » que seraient le G8 puis le G20, qui renouvellent pourtant les blocages, génèrent les guerres et les pauvretés. Bertrand BADIE.  
 
Le G20 n’est pas un organe légitime du point de vue du droit, ses décisions sont arbitraires. Tout Etat qui n’a pas été coopté au sein de ce cénacle oligarchique ressent son exclusion comme une injustice. Loin d’incarner la gouvernance mondiale, le G20 symbolise son absence. Telle est la thèse de Bertrand Badie dans La diplomatie de connivence.

Mais que veut dire la connivence diplomatique ?
 
C’est ce qui reste quand la norme commune fait défaut ou paraît trop contraignante (arrestation de Gbagbo, mort de Kadhafi) pour ne citer que les exemples les plus récents, les chefs d’Etats africains à défaut d’accord ont fermé les yeux ou serrer les dents en cas d’incapacité à résister. C’est «l’accord tacite et relâché, ponctuel et circonstanciel», en lieu et place de «la participation franche à une œuvre commune, clairement matérialisée et identifiée». C’est, entre les membres du club de chefs d’Etats ou doyens de chefs d’Etat en Afrique francophone, «un climat de non-agression», exprimé par «une gestuelle faite d’accolades et de démonstrations d’amitié», des tenues décontractées, une familiarité ponctuée de blagues, le tout débouchant sur l’impression d’unité d’une élite autoproclamée.

L’extraordinaire conférence de presse des présidents français et américain à l’issue du G20 de Cannes, «Nicolas» déclarant sa fidélité à «Barack» et «Barack» son amitié pour «Nicolas», illustre le style de la diplomatie actuelle: le copinage à défaut de structure de décision.
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Des causeries au coin du feu aux millions de morts aux quatre coins du globe

        Les «G» sont une idée du président français Valéry Giscard d’Estaing et du chancelier allemand Helmut ­Schmidt. Aux prises avec les difficultés économiques des années 1974-1975 et la crise des institutions de Bretton Woods, les deux «amis» conviaient les dirigeants occidentaux à des «causeries au coin du feu», à l’abri de la presse, pour chercher des solutions. Le premier «G» eut lieu à Rambouillet en 1975, en présence des dirigeants du «groupe des cinq» du FMI (Allemagne, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Japon), plus l’Italie, cooptée. Ce «G6» devenait «G8» avec l’admission du Canada et de la Communauté européenne, nombre qui ne changea plus jusqu’à la grande cooptation de 2008 qui produisit le «G20».

Les dégâts de la diplomatie de connivence

Réfléchissant à ce «G20» de création spontanée, Bertrand Badie lui trouve de troublantes ressemblances avec cet autre objet apparu au début du XIXe siècle: le «concert des nations», inventé par les puissances victorieuses de Napoléon au Congrès de Vienne, en 1815. Après l’aventure française, les princes cherchaient un mode de gouvernance qui empêcherait toute récidive. Visant le «bonheur du monde», la Quadruple Alliance passée entre l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie instituait par son article 6 des réunions périodiques consacrées «aux grands intérêts communs et à l’examen des mesures les plus salutaires pour le repos et la prospérité des peuples et pour le maintien de la paix en Europe». C’était, dit Badie, l’ancêtre de la diplomatie de club. Elle traitait la plupart des problèmes du temps sous l’angle des intérêts oligarchiques de ses membres et fondait par-là «un monde d’interdépendance durable, source de contraintes et producteur d’un jeu commun». Un problème quelconque surgissait-il – la création de la Belgique, les limites du bassin du Congo, le statut de la Bosnie-Herzégovine – qu’il arrivait sur la table des négociations, mais soigneusement privé de sa signification sociale pour être ramené à un simple objet de tractation diplomatique. Les négociateurs bricolaient alors une solution, la moins mauvaise possible pour gagner du temps et sauver les mises. 

Il y eut des hommes politiques, des diplomates et des juristes pour affirmer dès le XIXe siècle que d’autres modalités de gouvernance étaient souhaitables, notamment par le droit et la norme produits par la délibération commune de tous les intéressés. Mais ce n’est qu’au cours de la Première Guerre mondiale qu’ont été dénoncés le caractère oligarchique du système international, sa nature exclusive, son fonctionnement non démocratique et dangereux. Le conflit terminé, les éléments d’un autre ordre ont pu être avancés, ceux du multilatéralisme institutionnalisé de la Société des Nations. Les relations de connivence n’allaient pas disparaître pour autant, note Badie. Elles ont perduré à travers la SDN qui, malgré sa nature inclusive, normative et démocratique, restait un organisme de vainqueurs solidaires; et à travers l’ONU, par le Conseil de sécurité qui accorde au club extrêmement connivent des puissances nucléaires un droit de veto sur toutes les grandes affaires.

Aussi négative soit-elle, la diplomatie de connivence reste ainsi le recours que choisissent les dirigeants politiques pour se dispenser d’avoir à penser de fond en comble l’ordre international requis par la mondialisation. Ils cohabitent ainsi dans un système de relations qui n’a pas de nom, pas de caractère, peu de lois sinon celles du plus fort, et peu de visée sinon celle de la survie. De «quartette» en «G20», de «groupe de contact» en «BRIC», de «G20» en «groupe de Shanghai», de «coalition of the willing» en «concert des démocraties», tous les arrangements sont bons pour échapper à la logique d’assemblée des 192 membres des Nations unies. Logique lourde et compliquée, Joseph Deiss le reconnaît, lui qui a commencé par exiger que tous les ambassadeurs arrivent à l’heure aux réunions dit-il avec Badie[3].

patrice.passy@hotmail.fr 
 
Prochainement : la crise du temps français en Afrique francophone (2)
 

[1] Ces thèmes vont être développés au cours de nos conversations stratégiques de 2012. Les dates et lieux vous seront communiqués sur le blog ultérieurement.
[2] « Le point de vue de chaque personne constitue une perspective unique à propos d'une plus ample réalité.     Si je peux "regarder" à travers de ta perspective et toi de la mienne, nous verrons quelque chose que nous n'aurions pas vu à seules » Peter M. Senge
Système de pensée pour lequel les caractéristiques d'un être ou d'un ensemble ne peuvent être connues que lorsqu'on le considère et l'appréhende dans son ensemble, dans sa totalité, et non pas quand on en étudie chaque partie séparément. Ainsi, un être est entièrement ou fortement déterminé par le tout dont il fait partie ; il suffit de, et il faut, connaître ce tout pour comprendre toutes les propriétés de l'élément ou de l'entité étudiées
[3] La diplomatie de connivence. Les dérives oligarchiques du système international. Bertrand Badie Ed. La découverte 2011

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